Gyula Zarand


Bernard Lamarche-Vadel
Trois regards sur le XXe. siècle hongrois

Dès l'origine du médium, de Niepce à Niepce de Saint-Victor, son cousin, de Nadar père à Nadar fils, puis de Edward Weston à son fils Brette, la pratique de la photographie a parfois eu un caractère dynastique ou familial. Encore ne saurait-on recenser tous les grands noms de la photographie initiés par un proche parent qui n'avait d'autre ambition que celle de l'amateur. L'originalité de la dynastie hongroise qui va de Fiedler Jànos à Gyula Zarand en passant par Zarànd Gyula, du grand-père maternel, donc, au petit-fils en passant par le père, tient d'abord à l'étendue de trois générations qui se succèdent. Le XXe. siècle, exactement, est leur demeure. Grâce à quoi, dans une famille hongroise de photographes, nous observons l'évolution des motifs, la progression de l'expérimentation formelle, mais aussi, ce que chuchotent les images, l'Histoire, dont le balancier d'une génération à l'autre résonne en impacts toujours plus larges. Que ces trois photographes au surplus témoignent, chacun selon sa manière, d'un vrai regard, et c'est l'histoire déjà glorieuse de la photographie hongroise qui s'en trouve soulignée aux yeux de tous. Impacts s'élargissant donc, ou cercles concentriques en expansion, de l'œil I900 au regard de Gyula Zarand sur la fin du XXe. siècle. En effet, l'univers de Fiedler Jànos est tout privé, intime, secret et repose sur un motif central et consistant. Dernières heures du bonheur dont la famille est le socle autour de ces Enfants au pupitre, dont l'image est un chef-d'œuvre. Intime encore, mais pudique, le plus bel ensemble de nus réalisés entre 1890 et 1900, dont certaines poses anticipent d'un quart de siècle celles photographiées par le Pragois Frantisek Drtikol qui (hasard ?) séjourna en Hongrie de 1915 à 1918.



Actif dès les années 30, le gendre de Fiedler, Zarànd Gyula, réceptif aux grands mouvements des avant-gardes de l'époque, élabore un travail créatif qui croise tout autant le Constructivisme, avec Ombre et Lumière (~1930) ou Lunettes de la même date, que le Surréalisme, avec la belle image de rêve autour de sa femme Johanna intitulée Surimpression. Puis Zarànd Gyula, avant la déflagration mondiale, cueille les dernières images de la sérénité autour d'une figure humaine absorbée dans le site où elle paraît; comme si le photographe pressentait que, bientôt, l'homme ne serait plus la référence de la vision du monde et que son abolition commençait ou se poursuivait sous le pilon des totalitarismes. Gyula Zarand, fils et petit-fils de photographes et photographe lui-même, est le dernier cercle de l'ouverture du siècle et de la Hongrie à la planète. Il débute à la fin des années 50 à Budapest. Les images hongroises de Gyula Zarand, jusqu'à son départ vers l'exil à Paris en 1971, sont à placer au cœur du reportage humaniste dont Cartier-Bresson et Willy Ronis demeurent les incontestables grands maîtres. Le regard de Gyula Zarand, dans chacune de ses images, se déduit d'une pensée de compassion pour son peuple qui a tant souffert. Ce sont parfois des images symboliques d'où l'ironie n'est jamais absente, et dont la force de dénotation du drame est d'autant plus émouvante que la métaphore est légère. Nous sommes encore en Hongrie, mais déjà le dernier cercle est ouvert, et nous pressentons bien que nous sommes sur tous les chemins du monde.



Fenêtre (1959), Coupe-feu (1960) Tunnels (1966), Pas de parade (1968), Etoile rouge (1971), sont autant d'images saisissantes d'un univers qui enjambe de plus en plus tous les particularismes ; la Hongrie dans le regard de Gyula Zarand naît douloureusement à l'univers. Elle n'y perdra jamais son âme tant qu'elle saura garder vivante la mémoire de sa prestigieuse culture où Fiedler Jànos, Zarànd Gyula et Gyula Zarand trouvent enfin leur juste place.